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Mémoires
franchle 15 avril 2020 à 01:26

Je propose ici plus qu'un témoignage.
J'ai un projet de roman où je me projette dans trente ans et (entre autres) je raconterais mes mémoires à une bande d'ados le soir à la veillée. J'ai commencé cette partie "mémoires" et il m'ai venu l'idée de la partager avec vous. @Daria trouve l'idée très bonne et je lui ai soumis le premier jet. Elle m'encourage à continuer et à partager.

Voici donc les premières années de ma vie. Je continuerais à écrire, dites-moi si cela vous branche ce feuilleton-mémoires.


Je suis né le dix-sept mars mille-neuf-cent-soixante-neuf à huit heures quinze, à cinq kilomètres du Mont-St-Michel. À un moment où, dans la famille, tout se passait à merveille. C'est ce que dit mon mon grand frère, l'aînée des six, je suis le cinquième.
Dans l'ordre, les gars (les gôs, avec l'accent gallo), les filles, les p'tits. Deux par chambres une fois la famille au complet. J'étais le grand des p'tits. Ma mère a eu six enfants mais en a allaité huit, sa soeur alcoolique ne pouvait pas. Mais ça c'était avant que j'arrive. J'étais chouchouté, les frères et soeurs, les voisines, de tous les âges venait me dorloter, me taquinouiller, me guiliguilir.
Le sourire toujours aux lèvres, les yeux grands ouverts et les oreilles aux aguets. En route pour l'aventure.
Si bien entouré, je m'éveille très tôt. Comment être mieux stimuler dans sa maîtrise du langage qu'en étant drapé de bavardages constants, de sollicitations permanentes, d'écoute. Comment mieux développer sa connaissance des relations humaines qu'en observant une famille nombreuse loquace et ses amis. Je me suis toujours dit que ma verve et ma vivacité d'esprit, ma manie de l'observation et de l'analyse, ma rapidité de compréhension et de synthèse, venaient de ses premières années de sincères attentions envers moi, d'apprentissage constant, spectateur d'un théâtre total et interactif, hyper-actif.

La lourde charge de ces six gamins éveillés voire turbulents revint à ma seule mère, Arlette, après l'accident de travail de mon père. Son bulldozer s'est retourné, scroutch ! Quand il est mort, à mes quatre ans, ma mère pleurait au téléphone, je lui est dis : "c'est pas grave, moi je suis là". Départ d'une longue relation d'amour vache, de tendresse et de trahison, tillali, tillala.
J'ai quelques souvenirs de lui. Une sortie à l'étang avec canot gonflable, il monte les escaliers en rentrant du travail, chiner les coquillages à la plage et le plus vieux, j'ai deux ans et demi, il me porte pour que je puisse sentir les coups de pied de mon petit frère à la maternité. Des flashs mais précis, nets. Il avait l'air plutôt cool.
Il s'était marié avec ma mère enceinte d'un de ses cousins. Pour étouffer le scandale : cf. Mayenne, années soixante. Et il était amoureux. Elle a pas vraiment choisi, ça arrangeait les choses. Mais elle en a toujours voulu aux bonhommes : "Quand on a un bout d'bidoche entre les cuisses, on apprends à s'en servir". Mais celui-là, c'était un gentil, respectueux, toujours propre et changé quand il rentrait du boulot. Même si la méthode du retrait, n'était pas au point chez lui, apparemment. Des enfants Ogino a dit un jour ma mère, cette méthode de contraception autorisée par le Pape en cinquante-et-un.
Pierre, l'aîné, disait qu'il donnait une claque quand on dénonçait : « papa, machin i' m'a fait ça », Paf ! Élevé dans un orphelinat...
J'ai toujours vécu sa disparition comme une libération, en plein oedipe, je pouvais dormir plus souvent avec maman. Je pense maintenant que le manque de père a du joué un rôle dans ma construction. À cinquante-un an, je commence à me poser la question. Mais le grand frère était là et comme il nous le disait plus tard en rigolant : « Vous avez eu de la chance, vous avez échappé au cathé et toutes ces conneries ». Ma mère était, et est toujours, farouchement anticléricale, combattant l'obscurantisme et la superstition, c'était réglé, "et le Pape, y peut bien fermer sa gueule, fumier d' cur'tons".

Arlette Grosse, veuve Tardif, organisatrice et technicienne en chef, Pierre, dix ans, assistant metteur en scène, opérateur, cadreur, service de nettoyage. Pour lui, elle a surtout été la Reine-mère. Elle lui en a toujours voulu d'être arrivé dans sa vie sans prévenir en la cassant dans son élan, dans ses rêves d'études pourtant bien engagées. Elle a toujours su bien écrire, à six ans, elle calligraphiait les factures de son père entrepreneur maçon. Du coup vengeance, inconsciente sans doute : elle l'a bien cassé, petit, en le traitant de bon à rien, de fainéant.
Ça lui est resté, d'ailleurs. Au moment où j'écris, il monopolise le canapé chez ma soeur la prof. Et elle continue de le traiter de fainéant... logique. Alors que c'est encore une bonne dépression. Il faut dire à ce propos qu'elle ne lui a jamais dit que son père à lui était encore vivant, il l'a appris jeune homme par notre tante. Et il ne l'a rencontré que vingt ans plus tard, une seule fois, pour savoir. Ils n'en ont jamais parlé ensemble. Le lourd secret de ma mère : "mais c'est ma vie privé, je ne veux pas en parler". Un secret devenu de polichinelle mais qui n'est jamais sorti et qui macère vraisemblablement dans ses tréfonds.

Les quelques souvenirs qui me restent de cette première partie de ma vie, avant cinq ans, à Pleine-Fougères, obscure bourgade entre la Bretagne et la Normandie, sont éparses mais persistants.
Ma première maison, Villebermont, la cour, il y a du monde sur le banc, la cuisine, la table plus haute que moi, les chaises, et un vague souvenir d'un médecin, d'une seringue et d'une douleur. Un vaccin, je l'ai appris plus tard quand je demandais d'où venait cette cicatrice en haut de la cuisse.
Ma deuxième maison et son lotissement pour pauvres, son escalier extérieur, son perron, son jardin. Les fraises, que j'allais cueillir au pied du sapin, celui où se cachait la petite souris, celle des pièces sous l'oreiller. Mais je n'arrive pas à entrer dans la maison, à part la scène de la nouvelle de la mort de papa. La vue du jardin par la fenêtre de la cuisine, je l'ai, mais des images de l'intérieur... rien.
Les enfants des voisins, vaguement. L'église qui me paraissait majestueuse, « Les gens, i' s'marrient et après i' z'ont des enfants. », m'a dit un jour je ne sais plus qui, une soeur, une voisine ? Une fille plus grande que moi en tout cas.
Mes premiers essai à vélo, où je disais à mon grand frère, « surtout lâche pas, je vais tomber » et quand je m'aperçois qu'il a lâché depuis longtemps, je tombe ; mon pote Alban, le blond, copain de vélo ; mon frère, le deuxième, qui, sous mes yeux, heurte à pleine vitesse la roue avant de son vélo sur l'arête d'un trottoir, la roue rebondit, le vélo recule, Ludovic plane, les mains cramponnées au guidon et son oeil retombe pile sur l'arête du trottoir. Ça m'a bien calmé, j'ai trouvé d'autres jeux avec Alban, les indiens et les cow-boys sans chevaux.
La cour de la maternelle où on se mêlait aux primaires, sa pissotière extérieure. Il faisait beau. Avec Mireille, une voisine, on trottait de front, on sautillait, bras sur les épaules et on scandait : « qui veut jouer à la guerre ? ». Et un grand se moqua : « ouh les amoureux, euh ! ». Ah ? C'est être amoureux que de se prendre dans les bras ? Ça se fait pas de montrer ça ?! Croyance de gamin tant de fois renforcée par la suite et qui m'a bien poursuivi... encore, en fait.
En classe, j'apprends que les femmes peuvent changer de nom en se mariant mais pas les hommes. « Si, moi je changerai de nom quand je serai grand, je m'appellerai Marcel ». C'était le prénom de mon père mort.


Le soir après le travail, Arlette suit des cours par correspondance en cachette, une fois tout son petit monde couché. Elle est reçu à un concours administratif.

Elle devient informateur troisième âge, assistante sociale pour vieux, à Vitré. Douze mille habitants, c'était la ville ! Plein de maisons, plein de magasins dans un centre-ville vivant, le supermarché, la piscine découverte, le jardin des plantes, le château, LES écoles, la bibliothèque, l'école de musique, le terrain et la salle de sport, les tertres noirs et ses fossiles marins dans le schiste, sa bourgeoisie, ses notables, son usine de prêt-à-porter, ses HLM. Et les enfants de paysans à l'école. Ça a beau être la ville, on est en plein pays gallo (la Bretagne gallaise, les ploucs), catho, provincial, dans les années soixante-dix.
Avec l'assurance-vie, l'allocation de veuvage, un crédit ou je ne sais plus exactement, elle fait construire un pavillon dans un lotissement aux abords de la ville. Des fenêtres du salon, au-delà du jardin, on aperçois les champs, les vaches.
On faisait sacrément tâche au milieu des profs proprets et des beaufs qui fignolaient la déco de leur terrain. Chez nous, pas de murets extérieurs, pas de haies, des graviers devant et un jardin assez sauvage derrière. Un chien sans laisse (Tintin, une petite ratier), des chats, parfois un coq de barbarie.
Une femme seule avec six enfants, non-croyante et de gauche, amie (voire amante) avec des noirs, et, comble du sacrilège, qui n'entretient pas son jardin, qui n'a planté ni pelouse, ni haies, ni moulin avec ses petites ailes qui tournent, la pression sociale était souvent palpable.
C'était une femme cultivée et calée en politique, avec les profs, ça passait finalement bien. Et quand il fallait rendre service, elle était là. Une samaritaine laïque. Conseils administratifs voire juridiques, accueil d'une famille de touristes allemands et leurs caravanes pendant la réparation de leur voiture, secourir et loger une femme battue le temps du réconfort et de la demande de divorce, parcourir, pour son boulot, les routes de campagne pour des dossiers de retraite, recueillir notre cousine toute son adolescence parce que rapport à son père, des histoires sordides étaient arrivées à ses oreilles, accueillir une partie de son adolescence la fille d'un ami africain handicapée ne pouvant recevoir ni soin et ni éducation dans son pays (une fois deux des grands enfants partis), monter nombre de clubs du troisième âge dans les campagnes pour briser les solitudes, leur organiser des concerts, des voyages, les former à l'administration d'une association, toujours une assiette du pauvre, toujours des draps propres au cas où. Une de ses devises, « on a rien mais on partage tout ».
Et quand elle a été élue conseillère municipale, la seule de l'opposition, le respect imposé s'est renforcé, implanté. Elle était devenue quelqu'un.

Juliette...le 15 avril 2020 à 10:16  •   39865

C'est bon, on a envie de lire la suite.

Canhelele 15 avril 2020 à 11:01  •   39867

Oui, j'ai bien accroché aussi 🙂
Et suis admirative

franchle 15 avril 2020 à 18:30  •   39885

@Juliette et @Canhele
Merci bien. La suite au prochain épisode.
Pas tout de suite. Ce soir, c'est musique : à 20h, les Confinous du 58 sur Youtube.
A+

Juliette...le 16 avril 2020 à 13:20  •   39915

@Franch, j'étais avec le gamin et j'ai complètement oublié le concert hier soir. Y'a peut-être moyen de se le repasser?

franchle 16 avril 2020 à 13:46  •   39917

Message modéré
Message retiré à la demande de son auteur (rien de grave, donc ;-))

Juliette...le 16 avril 2020 à 14:03  •   39918

C'est une nouvelle, pour montrer que je ne suis pas toujours morte de rire non plus 🙂

Juliette...le 16 avril 2020 à 14:05  •   39919

Mais dans mon coin il tombe toujours de la neige multicolore 😄

Dariale 16 avril 2020 à 22:03  •   39939

La suite ! La suite !
... s'il te plaît :)

Juliette...le 16 avril 2020 à 23:57  •   39940

Ah, tu ne peux pas nous laisser comme ça hein 😛

franchle 17 avril 2020 à 02:35  •   39946

Ok, ça va !
En vrai, j'ai écrit tout l'aprèm'. J'ai fait un gros tour sur le site pour prendre du recul et je viens de terminer les deux pages suivantes (il est 2h du mat). Bonne lecture. Et il y a peut-être encore des fautes.



J'ai donc cinq ans et demi quand on débarque à Vitré. Dernière section de maternelle. L'école est moderne, lumineuse, la directrice est grande, blonde, souriante, mon instit' est sympa. Le premier jour, mon petit frère, Yann, n'arrête pas de pleurer quand ma mère qui nous accompagnait s'en va. Je l'accompagne en classe, ça se calme, et il recommence quand je rejoins la mienne. À partir du lendemain, plus de maman, on y va à cinq, finis les pleurs. Pierre est au collège, plus loin, il y a va à vélo.
Ludovic, Claire et Hélène sont en primaire, on peut les voir et les appeler dans la cour à travers le grillage qui nous sépare mais il ont vite fait d'être clairs, « allez jouer avec vos copains ! ». C'était une bonne idée, j'ai convaincu Yann de lâcher l'affaire, et il s'y est fait.
Les jeux sont supers, les classes sont vivantes, j'apprends vite les lettres, les chiffres, les travaux manuels, les cultures que l'instit' nous fait découvrir, je me rappelle surtout des inuits qui me fascinaient. Et puis tout le monde m'aime bien. Éveillé, joyeux, à l'écoute, débrouillard, gentil avec tous, curieux, curieux, curieux. Je m'entends bien avec Aurélie, ses yeux bleus et ses cheveux bouclés, on se donne la main à la récré, on rigole. À la maison, Yann me balance, on me charrie : « Franch il a une bonne amie, euh... ». Les pénibles. Promis, la prochaine fois, je me cacherais mieux.

Pendant les grandes vacances, on va en colo, Bruz, la campagne, Dinard, le mer, des nouveaux copains, l'aventure. La queue pour la boulangerie où, deux par deux, nous faisons les réserves de bonbons, les promenades chantantes, les douches collectives.
La première année, chiottes à la turc, jamais vu ça, ça me révulsait de faire caca dans un truc pareil. Je me suis retenu une semaine ou plus, je ne sais plus, je retrouvais quelques mini-mini-crottes dans mon lit que je camouflais. Jusqu'au jour où un étron maousse tomba dans la douche sans même que je m'en rende compte. La honte. J'ai appris à prendre sur moi et j'ai fait mes besoins accroupie dans un endroit sordide et puant. Berk !
Allez savoir pourquoi, la bêtise méchante se révèle plus volontiers l'été, les petits cons se lâchent. Un grand entre brutalement dans le dortoir avec une chaussette contenant je ne sais quoi pour faire son malin et nous menacer. Je me plante devant lui, yeux dans les yeux. Il me dit : « Tu veux t'battre ? ». Je lui rétorque : « Pourquoi faire ? ». Je sais pas ce qu'il lui est passé par la tête mais ça buguait sévère vu le nombre d'expressions que son visage a pris en quelques secondes. Il est reparti, la chaussette pendante. J'étais le héro, le héro tranquille.
Et ça a plu à... son prénom m'échappe, cheveux noirs et lisses, yeux noirs bridés, sourire enjoué, le charme asiatique. Moi aussi je l'aimais bien mais fallait pas que je le montre, même quand la fratrie avait deviné, je niais. Et je prenais mes distances avec elle. Habitude solidement ancrée.

Pour Arlette, c'était trois semaines de repos amplement mérité, et assez obligatoire, en fait. Volets mi-clos, lecture, tricot, un café le matin, une soupe-pain-fromage le soir. Basta.

Le reste de l'été, c'était la découverte de la campagne environnante d'avant le remembrement. Les fleurs sauvages, les coquelicots, les pâquerettes, les digitales, « c'est poison, faut pas toucher ». Chaque champs était entourée de châtaigniers, de chênes, de frênes et de chemins creux pour la circulation des eaux de pluie, un mètre à un mètre cinquante en-dessous du niveau du sol, bordés de ronces. C'était un véritable labyrinthe pour les petiots que nous étions. Les parties de chasse à l'homme avec les deux dizaines d'enfants du quartier étaient simplement fabuleuses. Les parents cathos, les plus nombreux, en avaient marre de cette famille envahissante et pervertissant les enfants.
Les mures étaient les meilleures que je n'ai jamais goûtées, on se gavait, on en ramenait des seaux de vingt litres et Ludo faisait les confitures pour l'hiver et pour offrir alentours. Il n'a jamais cessé, c'est un grand spécialiste. Le plus impressionnant, c'était quand on les cueillait le long de la voix ferrée, des kilomètres de ronces qui ployaient sous le poids des fruits juteux et sucrés. Et la micheline qui passait à toute vitesse à deux pas de nous en faisant retentir sa sirène. Engueulade sonore dont nous nous foutions royalement, on faisait attention.
Ça c'est encore la petite enfance, l'innocence et le paradis perdu. Je suis retourné des années plus tard, en pèlerinage. La ville est cernée par une rocade, les enfants du lotissement doivent se contenter d'un pauvre tourniquet, d'un toboggan et d'un bac à sable entouré d'un grillage le long de la voie rapide. Pov'mômes. Et au-delà, les tentacules de la pieuvre-zone-commerciale s'étendent à perte de vue, la ferme derrière chez nous est un écomusée. Bravo. Bientôt, les vaches dans des zoos.

L'école primaire était un monde en soi, plus de discipline, moins de temps libre, beaucoup plus de gamins et une peau de vache de directeur.
J'apprends vite, trop vite pour certains. Je retiens tout, il suffit de m'expliquer une fois pour avoir compris. Il m'arrive donc de m'ennuyer, d'être dissipé, de dissiper les autres. Remontrances. Je gribouille, barbouille les marges de mes cahiers. Je mors mes crayons, le bouchon de mes stylos, j'explose le plastique de mes bics jusqu'à l'encre (très mauvaise idée). C'est l'astuce que j'ai trouvé pour éviter à mes mains d'être attirées par tout ce qu'elles pouvaient atteindre, ça m'aide à la concentration, ça m'arrive encore pour éviter de trop fumer.
Heureusement qu'il y avait la récré, tout un monde d'évasion dans un monde grillagé. Les aventures rocambolesques de mille personnages, les billes, les jeux de cartes, l'élastique et la corde à sauter avec les filles, le foot avec les garçons. Il y avait une fille qui jouait super bien au foot, je m'entendais bien avec elle. On était les deux chelous, impossible à rentrer dans une case.
D'ailleurs, en CP, pour le mardi gras, Pierre m'avait déguisé en fille, robe, sandalette et masque en plastique de je ne sais plus quelle enfant-héroïne, Candy, peut-être bien. La maîtresse, madame Junot je crois, m'a amené voir d'autres instit', ils devaient deviner qui j'étais. Personne n'imaginait que ce pouvait être un garçon. C'est en autre là que j'ai compris qu'il y avait un décalage entre nous et le reste du monde. Élevé par une mère assez masculine, qui jouait les deux rôles à la maison, et un grand frère féminin, allez vous créer une identité respectable. C'est à l'école et à travers la télé que j'ai appris à être un garçon.
Et la découverte des pénibles aussi, ceux qui se prennent pour je ne sais quoi pour justifier leurs comportements débiles, les moqueries humiliantes, les brimades et les coups sans raison. Je ne dis pas que les coups avec raison sont malins. Mais pour rien, c'est quoi ? J'ai arrêté d'être gentil avec tout le monde, je défendais les oppressés, j'ouvrais ma gueule à la moindre méchanceté, remettais ces connards à leur place. Depuis, je suis hyper fort pour énerver ce genre de type, suffisamment pour les faire fulminer mais pas assez pour qu'ils me tapent. Jouissif et très pratique.
C'est quand j'ai défendu les abeilles du coin contre un peureux qui s'évertuait à les écraser que le directeur m'a vraiment pris pour quelqu'un de bizarre mais fascinant.

Ces cinq années se passent bien scolairement, très bonnes notes partout, sans être le premier, il y avait toujours une fille ou deux moi devant. Mais elles le méritaient, c'étaient des bosseuses. Moi j'apprenais juste en écoutant et je faisais le con.
Il faut dire que faire le con, c'est le grand apprentissage de Pierre. Le respect de l'autorité a toujours été une énigme pour nous. Son passe-temps favori : nous faire faire toutes les idées de conneries qui lui passaient pas la tête. Il faut dire que souvent, c'est lui qui nous gardait, maman n'avait pas beaucoup de temps et pas assez d'argent pour une baby-sitter. Une dame venait pour le ménage de temps en temps.
Du coup, ça y allait. Aller faire un tour dans les HLM d'à-côté, monter au dernier étage et sonner en courant à toutes les portes, filer dans l'ascenseur, descendre, recommencer ainsi à chaque étage et carapatage. Organisation, travail d'équipe, mission accomplie, la poilade. Mais bon, j'avais un certain amour-propre. Le jour où l'idée était d'aller chier devant une porte et de sonner pour demander du papier, là non, tout de même !
Les blagues téléphoniques quand il pleuvait et qu'on en avait marre de jouer aux jeux de société, une de nos activités principales. « Allô, la boulangerie, vous reste-t-il du pain rassi ? Bien fait, fallait le vendre plus tôt ! » Etc, etc. Ou commander une énorme livraison de produits surgelés sous un faux nom et fausse adresse perdu en campagne. Pauvre livreur. Ou insulter comme il faut les voisins proches, les relous-connards du quartier. Un soir, la dame vient en parler à ma mère : « Non mais ! Pour qui prenez-vous mes enfants, ils ne feraient jamais une chose pareil ! ». Et quand elle nous en parlait, rien ne pouvait lui faire deviner que ça pouvait être nous. Têtes offusquées, négations sincères, rires intérieurs. Un apprentissage du mensonge et de la solidarité sans faille. Je crois même que maman pense encore aujourd'hui que je ne mens pas. Vous connaissez quelqu'un qui ne ment pas ?

Juliette...le 17 avril 2020 à 08:49  •   39949

Excellent! (et plein de choses font écho à mon enfance. Les blagues, sonner aux portes, appeler ma grand-mère qui était toujours angoissée en me faisant passer pour sa boulangère pour lui dire que ses 300 tartelettes étaient prêtes 😂 oui je sais, c'est vache. Cachés au fond du jardin, héler les passants en faisant un commentaire à chaque fois, et le minitel, les fausses identités que j'ai eues 😮 ). En tous cas, ce que tu racontes est intéressant, et ta façon de l'écrire super fluide, j'adore!

Juliette...le 17 avril 2020 à 08:56  •   39950

(@Franch, j'imagine que le lancer de boulettes au stylo sur le tableau, avec fou rire sous la table n'a aucun secret pour toi. Franchement, ça fait partie de mes meilleurs souvenirs pour la vie. J'ai hâte de lire ça 🙂 )

Canhelele 17 avril 2020 à 14:13  •   39961

Des ambiances qui rappellent effectivement la nôtre, d'enfance (ah les colos...!)
Agréable à lire en tout cas (avec un café au soleil de ma terrasse) 🙂 Merci @Franch Je vais revenir ici régulièrement 😉

Dariale 18 avril 2020 à 10:29  •   39987

Oh, le délicieux parfum de l'enfance...

Vraiment, ça m'a fait l'effet "madeleine de Proust" à moi aussi.
Il me semble que c'est parce que tu réussis le difficile pari de nous ramener par l'écriture au point de vue de "haut comme trois pommes", quand tout est la première fois, avec la fraicheur, les peurs et surtout l'enthousiasme de cette période.
Bravo ! Et merci Franch...

franchle 22 avril 2020 à 07:10  •   40220

Mon instit' préféré, c'était monsieur Leroux, en CM1. Baraqué, rigolard mais sachant faire preuve d'autorité et incroyablement didactique, capable de captiver l'attention de tout le monde. Il nous faisait faire des maquettes, certes sommaires, d'une ville du moyen âge, plus intéressé par la vie des gens que celle des rois. Par exemple. Et quand il jouait au foot avec nous, valait mieux ne pas être dans les buts, ces shoots étaient dévastateurs.
Le CM2 était beaucoup moins drôle. Le directeur en personne, jamais un sourire, froid, hermétique, ne supportant pas d'être contredit, il devenait tout rouge. Moi, la contradiction, je peux pas m'en passer. J'ai le droit d'avoir une opinion, c'est pas lui qui va me la fermer. Et je baissais vite les yeux quand je voyais le sang monter, cette fameuse maîtrise de la limite. Un jour pourtant, c'est plus de l'étonnement à la fois amusé et déconcerté que j'ai suscité en lui. La fois où il expliquait que la révolution française avait été récupéré par les bourgeois. « Ça veut dire que la révolution reste à faire ». Le blanc a duré un petit temps.
Il avait quand même ses bons côtés, j'ai appris énormément grâce à lui, il me conseillait des livres ou des magasines, voyant que tout m'intéressait. Et la dernière heure le samedi matin, tout le long de l'année, il nous a lu « Les chouans » de Victor Hugo. Une partie se passait dans notre coin, c'était passionnant. Putain de cathos contre-révolutionnaires.

Rentrés à la maison, on faisait nos devoirs. Vite fait pour moi, et pas besoin de réviser les leçons du jour, je retenais ce que j'avais entendu. Mes soeurs étaient des bûcheuses et on aimait bien parler de nos découvertes de la journée. Je pensais que c'était surtout ça qui me donnait des facilités en classe. J'avais une longueur d'avance. Il n'y a qu'elles qui ont eu leur bac plus tard et ont connu la fac. Hélène est devenu prof d'histoire-géo, Claire championne des langues, elle parle anglais, espagnol, arabe classique et marocain et a des notions de persans. La grammaire est sa passion.
Et puis on jouait. Dehors si le temps le permettait, dans la rue quand on n'avait pas le droit de s'éloigner. À la marelle, au pédalo-cross, au jokari, à la corde à deux où le troisième fait des figures au milieu, à la voiture téléguidée... Et les jours de pluie, faut pas oublier que l'on est en Bretagne, à tant de jeux de société qu'il me serait difficile de tous les citer. Et quand je voulais être seul, je jouais aux Légo, au Mécano, je lisais.
Pour pouvoir être seul, je devais vraiment le vouloir, l'imposer s'il le fallait, apprentissage de l'abstraction pour oublier le monde autour de moi. C'était tellement reposant. La découverte de la solitude a été un soulagement et une révélation. Mon univers intérieur s'est incroyablement développé, enrichi. L'ennui est un moteur efficace.
Et petit à petit, la télé a pris une plus grande importance, la fenêtre sur le monde, les dessins animés, évidemment, l'Île aux enfants, Casimir, Monsieur Dusnob, les Visiteurs du Mercredi, Broc et Shnock, Soizic Corne, Jacques Trémolin qui nous contait des histoires d'animaux. Mais aussi la découverte d'autres cultures, les reportages animaliers, le film du mardi soir, Drucker le samedi, les séries, les feuilletons. Ce mot s'est volatilisé depuis. Réduction orwellienne du vocabulaire. Black Mirror est une série, Games of Trones, un feuilleton.
Et la grand messe du vingt heures, obligé. Avant le fameux « Bonne nuit, pipi, au lit ».

Le caractère obligé de se taper les infos fait partie de l'obsession de ma mère à bien nous éduquer, nous instruire. Les livres étaient légion. Romans pour tous les âges, albums de découverte du monde, des animaux, de l'histoire en bande dessinée, même la bible et le coran, par principe, à nous de faire la part des choses, d'aiguiser notre esprit critique. Et les disques de musique classique, de jazz, de chanson française, alors que maman, la musique, ça lui passe par dessus la tête. Ah si, le new-orleans, ça la faisait gigoter : « Ah si j'aimais ça étant jeune ! ». Je ne l'ai jamais vu danser et elle chante comme une casserole rouillée.

Ludovic, il était fort en plein de truc, aux jeux en général, doué de ses mains, créatif et bricoleur, débrouillard au possible. Autant je m'entendais bien avec Pierre parce qu'il était rigolo, autant Ludo pouvait être captivant. C'était le fayot aussi, le seul par exemple à se laver les mains avant de manger sans qu'on lui ordonne, voyez le genre. Jamais contredire la Reine-Mère, toujours au lit à l'heure. Mais c'était moi le chouchou. Elle tentait de le cacher pour pas faire de favoritisme mais moi, je savais bien. Je ne m'en vantais pas. Secret. Encore un secret de polichinelle familial. Tout le monde le sait mais personne en parle. On en a une petite collection. Je dis « on en a » parce qu'il y en a qui durent. Cette jalousie fraternelle provoque encore des bugs dans notre relation. Il vit toujours chez sa mère. Lorsque Pierre est parti de la maison, il a repris le flambeau de l'autorité paternelle. Que Pierre n'a jamais pris au sérieux mais lui, si. On dirait maintenant un vieux couple qui ne s'aime plus mais qui font tout comme, chamailleries insupportables inclues. Dans un sens, c'est chouette pour Arlette d'avoir un bricoleur à la maison qui en a bien besoin. Mais lui, je ne sais pas comment il fait. Il n'est pas toujours là, faut dire, il bosse avec dans des camp de vacances pour adultes handicapés mentaux de temps en temps. Jamais trop, juste ce qu'il faut pour pas payer d'impôt. Il profite de la montagne pour s'évader et ramener de magnifiques photos.

franchle 22 avril 2020 à 12:39  •   40238

(Désolé s'il reste des fautes, je n'ai pas dormi)

Avant le collège, quand j'étais souffrant, une bronchite carabinée à chaque début de printemps, je restais couché dans le lit maternel. C'était plus pratique que de monter à l'étage pour m'apporter les bouillons de légumes bien chauds, les médocs à prendre. Pour le médecin aussi, le docteur Acoca, devenu ami de la famille à force de passer.
Je ne suis pas sûr que ça aide à se forger une bonne santé d'être choyé à ce point quand on tombe malade, enfant. Ça devenait un rite annuel, c'était cool d'être malade. L'aîné qui n'a pas eu cette chance n'est jamais malade. À part le sida et le palu mais ça, c'est une autre histoire.
Le jour où, il y a quelques années chez ma compagne, son fils Basile attrapa une gastro, elle en prit soin comme il se doit. Du coup, je l'ai contracté assez vite. Je suis rentré chez moi me soigner. Au lit avec une couverture en plus, me levant pour me faire un bouillon de légumes, le réchauffer toutes les quatre heures et pour passer aux toilettes régulièrement. Deux jours infernaux à me demander le sens de cette maladie, comme j'en ai l'habitude. En fin d'après-midi, comprenant que ce n'était que jalousie envers Basile qui monopolisait toutes les attentions et usant des pratiques de ma mère pour compenser, je me suis levé pour faire un bel étron bien comme faut, la fièvre était tombée. Basile, avec les médicaments, resta couché quatre jours.
Il y a eu la période où mon enrouement était tel que cela devenait pénible de parler. D'après le médecin, pas de pathologie. L'orthophoniste m'a appris à respirer par le ventre, avec le diaphragme, en me disant que je ne pourrais jamais chanter. Je ne sais pas s'il y croyait ou si c'était pour me faire réagir mais ça a marché. J'ai continué ses exercices à la maison au moins un mois après la fin du traitement qui en avait durer deux. Je chante très bien, pas forcément une jolie voix mais claire, juste et sonore. J'ai un putain de coffre. Enfin, j'avais, la cigarette...
Des maladies, j'en ai eu quelques autres, de celles qui requièrent des suppositoires. « Hop, la fusée dans la lune ! » Je pense depuis que c'est assez lié au fait que j'aime bien, étant qu'hétéro, me faire titiller la prostate par mes copines. Depuis, j'ai appris que c'est une pratique finalement assez courante. Enfin j'espère pour vous messieurs, cela fait partie des zones érogènes à explorer.

Parlons musique pour détendre l'atmosphère. À six ans, je me suis mis à la guitare, cadeau de Noël. Elle était sacrément grande pour mes petits bras. J'ai toujours été petit. On m'a toujours dit que les plus grands sont les plus bêtes et que tout ce qui est petit est mignon. Quel avantage à grandir ? N'empêche que c'était ardu, ce gros instrument. J'ai fini l'année et j'ai mis ça de côté, pour plus tard.
À huit ans, je me suis inscrit à l'école de musique, flûte et solfège, plus pratique. J'ai rarement été aussi assidu que pendant ces quatre années. L'ambiance était plus qu'étrange, la vieille prof était guindée jusqu'au bout des ongles, cela se passait dans un ancien hôtel particulier du dix-neuvième, extrêmement entretenu, clinquant. La dizaine d'autres élèves était issue de la bourgeoisie et de l'école du centre ville. Je ne me suis pas fait de copains. Mais je n'étais pas là pour ça. Et quand j'ai décidé que j'en savais assez pour continuer à apprendre seul, j'ai arrêté. Monsieur Martin, conseiller municipal, ami de la famille qui ressemblait à Coluche, m'a prévenu que je le regretterais plus tard.
C'est lui qui retranscrivait et arrangeait les partitions de chansons de variétoch à la mode pour la fanfare de la ville. Mais j'arrivais au collège et ça prenait du temps. Du temps que je préférais garder pour jouer, lire, regarder la télé ou faire du sport.

J'ai commencé la gymnastique, le prof était un vrai con, un tyran qui nous gueulait dessus. Trois semaines, c'était bon. J'ai enchaîné avec le judo, un an, c'était pas exaltant.
Le basket, là, je m'éclatais. D'abord, j'aimais bien la forte résonance de la salle omnisports. Et puis petit et rapide comme j'étais, je piquais la balle à n'importe qui, je dribblais comme un chef, personne ne me la reprenais, je passais avec précision aux grands qui marquaient, on m'a placé pivot et déclaré officieusement mascotte. On est monté d'un niveau dans les compèt's. Grâce à moi d'après le prof. J'ai tenu trois ou quatre ans... Je ne sais plus.

Le collège arriva enfin, ma soif d'apprendre toujours plus pouvait être étanchée. Il fallait s'y rendre à vélo, les jours de grosse pluie, k-way et pantalon de k-way obligatoire.
À peine arrivé, les profs qui avait vu passer mon grand frère m'ont instantanément averti que les Tardif, ils les tenaient à l'oeil. Pff.
Je me suis vite fait des copains, les profs avaient quand même l'air chouettes. Sauf un. En musique, merde !

Monsieur Guichard, un vieux gars vieille France, strict, raciste, visage fermé. Il fallait se lever quand il entrait et ne s'asseoir que lorsqu'il l'ordonnait. En plus je n'apprenais rien pendant la première demi-heure et le brouhaha des vingt-quatre flûtes devenait franchement pénible. Mais pendant la deuxième, il pouvait se montrer ensorcelant. En quatre ans, il nous conta toute l'histoire de la musique.
De l'africaine à l'ultra-contemporaine en passant par la musique sacrée du moyenne-âge, le baroque, le classique, le symphonisme allemand, l'opéra italien, le romantisme, le nationalisme russe, le dodécaphonisme, la musique sérielle. Avec un détour par le jazz. Toujours accompagné d'une écoute. Et parfois, pour parler d'une période, il écrivait les noms les plus illustres au tableau, on devait choisir lequel et il nous racontait sa vie par choeur. La vie de Wagner et de Glinka m'ont particulièrement marqué. Et j'ai découvert le contemporain, j'ai de suite accroché, j'étais bien le seul.
Un jour, ce fumier s'énerve contre un élève et le traite de bougnoule. Pauvre Ali Laïchaoui, il en chiait en musique, c'était vraiment pas son truc. Ça a comme jeter un froid. Déjà que ce n'était pas facile pour lui, seul étranger de l'école. Je le répète à ma mère qui me dit que la prochaine fois, il faut prévenir le directeur. Je n'ai pas attendu la prochaine, j'ai averti Mr Guichard que c'est ce que je ferais s'il recommençait. Ça l'a calmé. Heureusement que j'étais un de ses meilleurs élève, je crois, il ne s'est pas vengé sur moi. Et Ali est devenu un de mes bons potes.

Autant le prof d'allemand était très aimable, autant fallait pas le chercher, tout le monde se tenait à carreaux, enfin, je veux dire même les élèves dissipés dont je faisais parti. C'était un de nos voisins, Mr Filly, c'était pas trop dans mon intérêt de déconner. Sa particularité était sa tenue. Il s'était fait la promesse, étudiant, de ne jamais porter de cravate. Et pourtant, c'était le plus propre sur lui de tous les enseignants que je n'ai jamais eus. Costume impeccable, col roulé bleu roi ou bordeaux, cheveux gominés avec vague et raie sur le côté contrôlées au poil de cul.
Je me débrouillais plutôt pas mal les deux trois premières années. J'adore cette consonance, quand c'est pas Hitler qui braille, l'allemand peut être tout à fait mélodieux. Mr Filly avait une prononciation impeccable, il avait rencontré sa femme à Bonn, pendant ses études. Enseignante également mais à l'école du centre. J'étais secrètement amoureux de leur fille Claire. Avec qui petit j'ai une fois jouer à touche-pipi, elle était rigolote. Mais elle s'est retrouvé dans l'autre collège et je crois bien que son père lui avait depuis interdit de jouer avec nous, dans le quartier. Je ne sais pas vraiment s'il y avait un lien, s'il l'avait appris ou si on était trop déconnard pour lui. Mystère.

Le meilleur de tous était Mr Jounot. Je l'ai eu alternativement en français et en histoire-géo. Au allure de gauchiste assumé et roulant dans une 405 break et 4x4 surélevée. Ces récits de périple au Sahara quand il avait le temps nous emmenait en voyage instantanément.
L'histoire et la géo m'intéressait mais ne me passionnait pas plus que ça. Avec lui, ça passait comme une lettre à la poste. Et en français, il me faisait retravailler certaines rédactions, pour parfaire le style mais surtout pour canaliser mon imagination. Il ne faut pas que ça parte dans tout les sens comme ça, le récit doit se tenir.
Sa femme, je l'ai appris plus tard, tenait ma librairie préférée, La Hulotte, et était toujours de bon conseil. C'est elle qui a choisi pour moi une carte postale que je voulais offrir à une fille, voyant que j'hésitais pendant... ...longtemps : un jeune homme mal fagoté, le rouge aux joues, regardant ses pieds, planquant un bouquet de fleurs dans son dos et sonnant à une porte. Bien vu.

Les autres profs ne m'ont pas vraiment marqué, ils faisaient leur boulot. je faisais à peu près le mien. C'était flagrant chez moi les différences de progrès que je faisais suivant la sympathie que j'éprouvais pour mes formateurs. Ah si, il y a l'anecdote du prof de physique avec qui on avait synthétisé le liquide "boule puante". Il s'était fait engueuler par la moitié de ses collègues.

Au fur et à mesure que les années s'écoulaient, mes notes prenaient du plomb dans l'aile. Ma paresse à la maison (au collège, si tu bosses pas un minimum ça marche pas aussi bien qu'en primaire), mes déboires amoureux et la situation familiale critique ont apporté de l'eau au moulin de ma rebellité.

franchle 22 avril 2020 à 13:43  •   40240

Avant de m'endormir, je voulais vous dire que tout ceci n'est qu'un brouillon. Ça me fait du bien de le partager mais du coup, si vous avez quelconque remarque ou critique, n'hésitez pas. Je les accepte volontiers et souvent j'en prends compte. Avoir une relecture au fur et à mesure du processus est un luxe. Si ça vous dit...

Dariale 24 avril 2020 à 11:16  •   40328

Ca fait sourire tous ces moments qui, par petites touches, dessinent ton histoire.
Et je te trouve courageux de raconter des choses si intimes. J'espère que, toi, ça te permet aussi d'y voir plus clair :).

En attendant la suite du « feuilleton » ...
(Euh, par contre, j'ai pas bien compris la différence avec « série » ^^)

PS : si je puis me permettre une remarque : concernant « Il vit toujours chez sa mère », vu ce qui précède, il me semble que ce serait plus clair si tu reprécisais qui est ce « il »....

Juliette...le 24 avril 2020 à 11:56  •   40331

Oui, j'ai relevé la même chose que @Daria, on ne comprend pas de qui tu parles à ce moment-là. Et oui, c'est courageux, mais je fais un pareil sur APIE, et je ne peux m'en empêcher, de me dévoiler. Je ne m'imaginerais pas le faire sur un autre site.

Dariale 24 avril 2020 à 12:16  •   40332

@Juliette : Héhé ! Il y a plus de courageux·ses qu'on ne croit :)

Juliette...le 24 avril 2020 à 12:31  •   40333

@Daria, moi je ne le ressens pas comme du courage, mais juste comme un trait de moi, quand je suis en confiance (et ce n'est pas si souvent, et certainement qu'il est hallucinant de se sentir en confiance sur un site), je m'ouvre à n'en plus finir, sans aucune crainte, tout naturellement. Je pense qu'il y a du bon, mais en prenant un peu de recul, des fois, en me relisant, je me dis que je manque sacrément de pudeur et que ma zone de sécurité pourrait être facilement mise à sac... Mais bon, c'est comme ça, je n'ai pas envie d'être autrement jusque là, je n'en ai peut-être pas le pouvoir non plus 😄

Dariale 24 avril 2020 à 13:00  •   40337

@Juliette : je trouve ça très joli !
(Je dois être plus timorée parce que moi, quoi que ça te fasse à toi, je ressens malgré tout ça comme un acte courageux.)

Peut-être que ta confiance vient du fait que ce site, outre qu'il est bien fait (merci les "instances") a une nature communautaire. Je peux imaginer que ce soit spontané et agréable de se dévoiler si on sent que nos interlocuteurs·trices ont une manière de penser proche de la nôtre, qu'iels ne vont pas passer le contenu de ce qu'on leur dit par des filtres d'interprétation trop distordant. Bref, qu'on peut partager.

(Enfin, il est aussi possible que je vive au pays des Bisounours ^^)

Bonne aprem à toi !

Juliette...le 24 avril 2020 à 13:51  •   40339

A toi aussi @Daria!

Juliette...le 24 avril 2020 à 13:57  •   40340

En fait, ce que j'y gagne, à me rendre plus ou moins transparente, à être vue telle que je suis, est beaucoup plus important que ce que je pourrais y perdre, voilà tout.

Dariale 24 avril 2020 à 16:24  •   40353

@Juliette : je vais méditer ça 🤔
;)

PS : Franch, navrée d'avoir détourné ton fil...

franchle 24 avril 2020 à 17:17  •   40355

pas de problème

franchle 27 avril 2020 à 20:11  •   40458

@Daria et @Juliette
Bon, les filles, la prochaine fois que vous traînez sur mon fil, on prend l'apéro !
En vrai c'est cool cette petite causerie à propos de se livrer.
Moi, ça me fait un bien fou, j'étais grave en manque. Et oui, allez jusqu'à l'intime est jouissif. S'il y a un truc que le queer m'a appris, c'est le côté libérateur de parler de sa sexualité.

C'est pas le tout mais j'ai la suite à poster, moi. On en était au collège déclinant et aux problèmes familiaux naissants. J'ai focalisé là-dessus. Les miens, ainsi qu'un nouvel envol, viendront plus tard.





L'ambiance à la maison oscillait entre moments de joie intense et problèmes relationnels prégnants. Une mère assumant seule ses six gamins, c'est fatiguant, elle l'a bien fait. Voir défiler six ados déjantés de façon aussi rapprochée, c'est exténuant, et elle a fait ce qu'elle a pu. Et l'oscillation a pris de l'ampleur, jusqu'à un paroxysme. Par deux fois, elle dut passer quelque temps en maison de repos, doux euphémisme. Quand cette tempête est retombée des années plus tard, les vagues qui en résultent sont plus du côté de l'amer et du ressentiment que de la reconnaissance et du pardon, même s'ils existent. Et c'est loin de s'estomper.

Succédané de modèle masculin, foutant tellement pas grand-chose d'autre que le con, la Reine-mère mit Pierre à l'école privé chez les cathos, punition. Ce qui fit l'effet inverse de celui escompté, évidemment. Mais il s'en foutait de l'école, son truc, c'était les chevaux. Je ne sais plus à quelque âge il a commencé les cours d'équitation qu'il payait en aidant le palefrenier mais à seize ans, il est devenu moniteur et en fit son métier. Sa grande fierté, c'est quand il a débourré une jument, entraîné une écuyère et qu'elles sont devenues championnes de France. Sa fuite de ce monde qu'on lui imposait fut payante. Il est resté l'un des meilleurs voleurs en supermarché que je connaisse, son allure de dandy passe partout. Pédé aussi, toujours aussi illégaliste. Le jour où son copain sans papier s'est fait renvoyer à la frontière, il emprunta un mobile-home, fit faire au Maroc une planque ridiculement étroite, ramena son amoureux et se pacsa. Ce qui s'avéra encore une fois un désastre relationnel.

Ludovic a mal vécu les déboires de son mentor et pas avalé son départ. Je me suis pas mal accroché à lui. Il vivait ça intérieurement et sublimait en occupant ses mains, dessin, sculpture en bois, bidouilles électroniques, réparer ce qu'il pouvait en démontant et remontant tout, tricot. On était tous pas mauvais avec deux aiguilles, en couture, cuisine, ménage aussi d'ailleurs, repriser nos chaussettes. Les choses que ma mère n'avait pas le temps faire, on les apprenait très vite. Mais lui, c'est le champion, il fait toujours ses pulls, des oeuvres d'art, torsade de torsades qui se dé-torsade en travers du pull, des trucs de dingue.
Pierre parti, il fit des fugues, il s'est préparé des semaines, a cousu de grandes sacoches pour son vélo dans une peau de vache trop usée pour continuer à être un tapis, une C.B. (prononcez cibi) transformée pour mettre des piles, la tente, la musique, tout ce qu'il faut. Quelques jours la première fois, plus d'une semaine la deuxième.
À dix-sept ans, il s'est engagé dans la marine, trois mois d'entraînement de débile, un an de télécommunication à Toulon et deux ans à Paris. Il avait déjà l'habitude d'acheter des disques qu'on n'entendait pas à la radio, hard-rock, chanson française, mais de Paris, il ramenait un autre monde, le métal, le punk, les chanteurs engagés. Quand il m'emmenait à l'école dans sa 2CV, Thiéphaine, Led Zeppelin ou Motorhead qui s'entendait du bout de la rue, c'était la grosse frime.
Lorsque que plus tard, à un dîner chez les parents-intellos-de-gauches de potes, un vieux critiqua notre discours anti-armée parce qu'on ne connaissait pas, Ludo décrivit ce qu'il vécut, vit, entendit pendant trois ans au sortir de l'adolescence. Trente minutes poignantes. Blanc gêné. Histoire réglée. Il ne s'est plus couper les cheveux depuis.
À Paris, il passait dire bonjour à une radio pirate, Kongas, pour s'évader du monde qu'il a choisi pour fuir le notre. Quand il a voulu devenir éducateur pénitentiaire et qu'il dut faire un an gardien de prison, il rendait visite à un gars d'Action Directe qui n'avait pas droit aux visites. Ça causait.

Claire, traversant les classes et les drames avec un humour parfois étrange, fit un an jeune fille au pair en Angleterre. Puis le manque de ligne de fuite, la pression de la Reine-mère et le shit ont engendré des crises devenue, dixit la psychiatrie, troubles maniaco-dépressifs chroniques. Elle balance depuis entre ses crises, le multiple retour aux études et ses voyages au Maroc pour donner cours à deux petits gars dans un village perdu. Elle a repris sa troisième année d'arabe à quarante ans et eu son diplôme je sais plus lequel, a reçu des bourses pour partir enfin à la faculté de Damas, c'était avant le conflit. Crise, retour au bercail par assistance sanitaire après un séjour d'une semaine en hôpital psychiatrique syrien. Sa fuite, elle, a raté après le dernier déménagement de la famille, le tournant, l'arrivée à Rennes. Les grands partis pleins de rancoeurs cachées, Arlette retenait Claire dans son giron. Avec les hommes, elle avait l'habitude de l'abandon, mais sa petite fille, celle qu'elle aimait tant habiller de robes, petite, la coiffer, lui offrir des bijoux. L'autre, elle était trop garçonne pour ça. Et Claire n'allait certainement pas faire la même connerie qu'elle plus jeune et rater ses études. « Mais y a la pilule, maman, tu t'es battue pour ça », « Je ne veux pas le savoir, rentre, tu vas pas commencer la fumette, je pourrais dénoncer tout le monde ». Le poids de sa stature politique, la longueur de ses bras et la menace policière étaient des armes castratrices. Et c'est Claire qui a le plus morflé de la double contrainte entre son apprentissage théorique de l'autonomie de penser et d'agir et son ingérence insupportable et constante.

Hélène était bosseuse juste ce qu'il faut, passant les étapes haut-la-main et fuyant dans le sexe, elle avait trouvé son exutoire. Source de bagarre avec Ludovic que je ne comprenais pas explicitement mais devinais. Un soir de boum, un grand me dit en secouant la main : « Oulala, ta frangine ! »
Elle est devenue prof, fit un enfant, se fit muter loin. Il reste des jalousies sous-jacentes entre les filles. Entre « ma petite fille » et la garçonne. Hélène prouva pourtant à la Reine-mère qu'elle avait réussi dans la vie : situation, enfant (un petit Simon), amant. Qu'elle avait fait ce qu'on lui demandait, elle pouvait être fière. C'est pourtant toujours Claire le centre de l'attention trente ans plus tard : « Mais elle est malade ! ». Le déséquilibre des uns peuvent contribuer à l'équilibre du tout.
Toujours rabaissée, toujours au deuxième plan, ses mecs dénigrés, l'éducation de son enfant démontée en pièce. « Ah, je ne suis pas assez réussie ! T'en veux de la confrontation ? » Hélène est à la CNT, anarcho-syndicaliste. Misogyne même si depuis elle chante dans une chorale de femmes militantes. Ça l'a fait marrer. Pas Arlette, la républicaine radicale offusquée par tant d'ingratitude et râlant sur les sectes extrémistes. Ce qui dans un sens est pertinent. C'est un des clashs récurrents.
Arlette s'était éloignée de l'emprise de ses parents, exigeant élever elle-même ses enfants pour couper court à l'ambiance d'après guerre. « Élever » pouvant être compris par monter dans l'échelle sociale. Rebelote psycho-généalogique, Simon ne voit Nomé, comme il l'appelle, qu'épisodiquement mais régulièrement. Par contre, pour le côté échelle sociale...
Et puis c'est le seul. Le seul petit-enfant sur six enfants. Les rêves de maison de campagne où la progéniture réjouirait la vieillesse de Nomé sont tombées à l'eau. Il devenu le nouvel objet du poids de son affection puisque sa descendance la renie et qu'elle n'a pas voulu retenir ses amants : "Je ne m'occuperais pas d'un vieux, j'ai assez donné." L'amour en berne, envers six enfants et un mari. Simon est grandement reconnaissant de toute son attention mais sait tenir ses distances.
Hélène est depuis revenu dans la région, pas trop près. Simon, jeune homme maintenant, marche pieds nus, en sarouel, avec ses chiens. Il a dû trouver une situation. Il n'y a pas vraiment de place dans la nouvelle maison maternelle, surtout depuis la dernière grande idée de Pierre : déprimer chez Hélène, c'est près de la mer.

Et le petit dernier, j'ai pas encore vraiment parlé de lui jusque là.
Yann. Que je repoussais parfois, me ralentissant alors que je voulais allez toujours plus avant. Ou m'empêchant d'être seul. J'étais son mentor. Mais vu comment cela s'était passé avec les deux grands, maman préféra le prendre sous son aile.
On a quand même dormi dans la même chambre pendant quinze ans. On s'entendait bien, on jouait à plein de trucs mais « pas tout le temps s'il te plaît. Et si j'ai envie de jouer à des jeux de grand avec les autres, laisse moi tranquille ». Alors de temps en temps je lui faisais mal, une bagarre pour rire qui finit en jeu de chien, disait maman. J'ai toujours usé de la force mesquine du grand frère pour me venger secrètement, juste un peu. De lui ou bien des claques de la Reine-mère quand elle était à bout. Elle s'était bien fait taper par son père et elle aurait voulu faire autrement mais c'était parfois le dernier recours pour les sauvageons insolents que nous étions.
Yann, un soir de cuite entre copains quinze ans plus tard, régla ses comptes avec moi, une fameuse fameuse couche, et il finit par ces histoires de bagarres. J'ai bien halluciné, ça marque, putain ! Il voulait se battre avec moi pour en finir. « Ça va, tu m'as déjà mis une satanée claque comme ça, merci. »
Ça c'est calmé quand je suis passé au collège, qu'il se retrouvait deux ans seul chez les petits. On apprît à rester potes et à se ménager des moments de solitude. On avait nos amis respectifs.
P'tit Yann a toujours été considéré par la fratrie comme le bêbête de la famille. Je n'avais qu'un an et demi de différence avec Hélène et deux ans et demi avec lui. Facile de dénigrer. Il était pas si bête pourtant, il jouait son rôle, il n'en pensait pas moins. Mais la différence d'âge l'empêchait de réussir à nous intéresser. Sauf quand il rigolait à ses blagues nulles, ça nous faisait marrer. Il a intégré le tic, le t.o.c., pour maintenir l'attention à lui. Comme Pierre avec la fainéantise, Yann a toujours un côté benêt, même si c'est un type sacrément malin et pertinent dans son approche au monde.
Et s'il n'avait pas été tailler comme le grand-père et sans les amis, les coups durs aurait pu l'achever. Folie ou suicide. Comme David, son pote, frangin d'un pote. Il s'est raté.
Autant ma rébellion fut provocatrice, dure mais réfléchie, autant celle de Yann fut frontale. Arlette continua à le surprotéger pour contrer les réactions à sa surprotection. La boucle habituelle. Très mauvaise idée.
Demander aux policiers de service de le ramener quand il traînait avec les punks sur les marches du théâtre alors qu'elle arrivait à la mairie en face pour rejoindre son bureau d'adjointe aux affaires sociales. Ce fameux soir où, dans le bar du squat qu'on n'avait ouvert, maman débarqua, ouvrit la porte violemment et ordonna jusqu'à ce que ça marche à ce pauv' Yann de rentrer passer son bac d'abord, en pantoufle et robe de chambre bleue. Je ne sais même plus s'il est allé le passer, son putain de bac. En tout cas, cette anecdote ressort régulièrement quand on se remémore Arlette entre amis. « La tornade bleue ».

Yann est resté un pote, on a même fait un groupe éphémère en hommage à David, faiseur de textes et mort à trente ans d'un AVC. C'est un excellent batteur, maître-tambour dans une fanfare quand il n'est pas électricien en intérim.
On était dans la même bande de grands ados jusqu'à jeunes hommes, et on reste tous plus ou moins en contacts, en tout cas eux, et moi aussi quand je repasse de temps en temps dans le coin.
Mais ça, c'est après le grand tournant, Rennes. Mon adolescence.

Je vais arrêter de raconter la famille.

Berengerele 27 avril 2020 à 20:39  •   40460

Ce n'est pas une mauvaise idée mais....petit bémol de ma part@franch, j'ai du mal avec le style, la forme. Je peux t'en dire plus mais en MP si tu souhaites une critique bienveillante.

franchle 27 avril 2020 à 20:42  •   40461

@Berengere
Avec grand plaisir, c'est aussi pour ça que je le poste.

Berengerele 27 avril 2020 à 20:47  •   40463

@franch, dans quelques jours alors parce que je suis submergée en ce moment et que tu as beaucoup écrit 😱 . Mais c'est promis et je tiens mes promesses.

franchle 27 avril 2020 à 21:38  •   40465

@Berengere
Prends ton temps, moi je suis parti pour des années avec ce bouquin

Juliette...le 27 avril 2020 à 21:43  •   40466

En tous cas, c'est toujours aussi prenant je trouve.

Dariale 27 avril 2020 à 22:07  •   40467

Pareil que Juliette : toujours "accrochée" ! ;)
En attendant la suite...

PS : il y a un peu plus de tournures étranges dans ce texte (ex : "Il devenu le nouvel objet du poids") mais à mon avis tu vas en parler avec Berengere :)

franchle 28 avril 2020 à 15:09  •   40475

Voilà la suite mais il y a d'abord ces paragraphes rajoutés que je replacerais plus haut. L'un est cocasse et l'autre fait un lien avec la suite.
Et puis je vais mettre des titres, ça commence à faire long. Et j'ai fait plus d'effort de rédaction. "Peut mieux faire", qu'i' disaient.


Il y a aussi ceux qui ressemblent tellement à leur profession ! Monsieur Aubry, l'autre alternativement prof de français et d'histoire- géo. Le cliché du col roulé, la moustache-bouc autours de la bouche. C'était aussi un voisin, sa femme s'entendait bien avec Arlette. Lui était assez insipide, en cours il faisait son travail honnêtement, faisant preuve d'autorité avec parcimonie, sauf quand il arrivait déjà énervé, c'est bien naturel et on se tenait à carreaux. À la maison aussi, laissant filer honnêtement sa vie en regardant grandir ses honnêtes enfants. Je me marre encore de la fois où il se rappela en classe que chez lui, j'aurais eu peur qu'il disent à ma mère que j'étais encore en retard, et gnin gnin gnin. Tu parles, c'est Arlette qui nous faisait des mots bidons quand elle ne s'était pas réveillée non plus, comme souvent. Elle débordait d'imagination pour ça.


Les deux dernières colonies furent intenses. Juste avec Yann, à Fairthorne Manor, près du port de Southampton. Escalade, tir à l'arc, voile, masturbation collective pour prouver sa virilité, cours d'anglais et surtout canoë de mer. Un immense en métal pour cinq personnes, leurs sacs et les tentes pour les uns, la cuisine ou la bouffe pour les autres. On rejoignait une île en voyant au loin l'activité portuaire impressionnante, en essuyant la houle des sillons de porte-containers, pétroliers et même le Queen Elisabeth II. Arlette avait découvert qu'avec son boulot et sa situation, elle avait droit à des prix pour les colos du ministère de l'intérieur, elle qui s' saignait aux quat' veines pour nous envoyer en vacances.



LE TOURNANT RENNAIS.
Les amours

Mille-neuf-cent-quatre-vingt-quatre, Arlette Tardif, élue adjointe au maire à Rennes, la capitale, décide d'emménager dans un HLM de luxe. Pas très loin du centre-ville, construction récente, quatre chambres, grande cuisine, très grand salon, maman et Ludo au rez-de-chaussée, les filles et les petits à l'étage. La porte d'entrée donnait directement dehors, on était situés au bout du milieu d'un W, vu du ciel, avec une grande terrasse, pas de voisin au dessus, pas de voisin direct. Les privilégiés­-parias du quartier.
J'ai redoublé ma 3°, ça ne m'a pas touché autant que mes camarades. Je me disais juste que c'est un peu con de rallonger son temps scolaire. De toutes façons, je change de vie, on verra bien.

Collège Émile Zola, le premier jour, mon tee-shirt a fait sensation dans la cour. Je l'avais ramené des boutiques punks de Southampton, un sweat sans manches, les flancs échancrés jusqu'aux hanches. De côté, on voyait mes tétons et mon bidon.
Pendant l'appel, assis au dernier rang, j'entends, du dernier rang également : « Anne Dousselin, 17 mars 69 ». Je me penche, elle ne me voit pas. Arrive mon tour, « 17 mars 69 ». Les deux retardataires. Nos têtes se penchent, nos regards se croisent, tilt. Mon tee-shirt l'avait impressionné, m'a-t-elle dit un jour, « le nouveau, il envoie ». En classe, je passais du temps à chercher son regard et à la fixer.

J'avais appris ça à quatorze ans à Fairthorne Manor, à une boum, je n'ai pas lâché du regard une anglaise un bon moment et on est allé se rouler des pelles. Les dernières avant mes vingt ans. C'est la deuxième fois que je faisais ça dans cette colo et j'ai déjà embrassé deux filles avant, Myriam et Laurence, en 5° et 4°.
Ce sont elles qui m'avaient demandé. On se cachait derrière le terrain de foot. L'été, Laurence était occupé avec un gars sur un banc et la fille dont j'étais fou amoureux marchait, comme moi, de long en large aux alentours. Laurence lance : « Et quoi, vous vous embrassez pas ? ». Marinaïg : « Ben moi, je veux bien. » Et bibi, regardant ses pieds fondre dans ses chaussettes, sentant l'eau manquer dans la bouche et cette phrase en boucle contre les dents serrées : « vas-y, c'est le moment, ça fait deux ans que tu attends ça. » Aucun souvenir de la suite. Rien.

Ça intriguait Anne, cette technique du regard insistant en classe, surtout que je la traitais au-dehors comme toutes les autres filles, et comme tout le monde finalement, sympa, moqueur, rigolard, moqueur, à l'écoute, moqueur peut-être plus avec elle, l'écoute aussi. Au bout d'un moment, elle prit les devants devant tout le monde : « J'l'aime bien, moi, François ». J'ai essayé de ne pas regarder mes genoux trembler, j'ai forcé pour tenter de croiser son regard grâce cette voix pleine d'échos qui m'encourageait . Elle regarda les autres et partit. Je me souviens très vaguement mes yeux la fuyant dans la cour. Alors, elle passa à l'action.
Échange scolaire en Allemagne, le soir, une boum, je gagne le concours de danse sur Indochine, L'aventurier, empoche le trophée, une grande chaussure dorée, elle m'attrape et s'adosse au mur, bras autour de ma taille, serrés. Ses copines me regardent. Elle m'explique en cinq minutes qu'elle est sollicité par plein de mecs ici, que j'arrête pas de la regarder donc ça veut dire quelque chose, qu'elle en a marre d'attendre, qu'on peut pas passer à côté de cet amour adolescent, le plus beau, qu'en plus j'avais gagné au concours de danse.
Je me rappelle vaguement que ma tête bougeait de droite à gauche en cherchant un moyen de m'échapper, vaguement aussi les compliments qu'elle a proférés en mon encontre, vaguement le nombre de centaines de questions qui se sont succédé dans ma caboche. Mais les regards autour, ça, ça reste gravé au burin, mes orteils se recroquevillent en l'écrivant (et en le relisant à chaque fois). Je n'ai aucune idée de comment je m'en suis sorti.
Troisième et dernière tentative désespérée pour hameçonné son amoureux. Le lendemain, elle me prend par le bras et m'amène dans le bus vide. Elle me re-balance un discours sur l'amour, enfin je crois, c'est le seul mot dont je me souvienne. Par contre je me souviens très bien du « oh, tu sais moi, l'amour... », suivi d'un coup de poing comme je n'en avais jamais reçu dans les couilles et d'un « Il m'énerve ce mec, il m'énerve » en bousculant ses copines planquées qui espéraient une fin heureuse.
J'ai jeté le t-shirt.

Retour à Rennes, j'ai remis mon masque de clown. Anne n'a jamais compris comment je faisais pour faire comme si de rien n'était et que de surcroît elle laissait faire. Nous étions restés bons camarades. Je m'étonne toujours avec quelle facilité je m'empare de ce syndrome de Cyrano.

Je n'en ai jamais parler. Tu m'étonnes que ça somatise. Une dizaine d'années, plus tard, un soir bourré, à David, devenu ami, j'ai racontées quelques autres truculences, des moins spectaculaires mais tout aussi pathétiques ou dramatiques, au choix. Parce que j'ai arrêté le coup des yeux et que j'ai rien trouvé d'autre. Pourtant les filles le sentent, soit elles aiment pas les timides, soit elles sont aussi bloquées que moi, soit, le plus souvent, ce que je communique est contradictoire, si je ne les ai pas toutes énervées, j'en ai déçues et interloquées quelques unes.
Même avec celles dont je n'étais pas amoureux, j'ai commencé à me refermer, à me transformer en escargot au moindre geste, même amicales, à la moindre allusion. Même quand ma petite voix me hurlait dessus, mon corps n'écoutait plus. Il n'écoutait et ne voyait plus rien d'ailleurs quand on insistait en se frottant à moi. Trou noir. J'en ressortais seul, le brouillard se dissipant doucement.

J'ai analysé, fouillé, dans tout les états possibles, cherché ce moment qui m'aurait escargotifier. L'été entre les deux 3°, la première que j'ai embrassée, qui voulait se cacher aussi, m'écrivit plus tard une lettre d'amour ostentatoire, rose, les petits coeurs et tout et tout. Ma mère est tombé dessus, évidemment. J'ai eu honte. Et la fois où elle m'a empêché d'aller voir Rue Barbare au ciné parce qu'elle n'aimait pas le titre alors que j'avais un rencart. Celle à qui je devais offrir la fameuse carte postale de la Hulotte. Je ne l'ai jamais donné, je me suis excusé pour le ciné et finie l'histoire. Le moment aussi où elle sortit du linge sale un drap maculé de mon sperme séché en se moquant.
Mais il n'y a pas de moment charnière, outre les croyances enfantines servant de fondations, le rôle castrateur de ma mère en est évidemment pour quelque chose. Ce sont les mots qui créent une réalité. Son féminisme vieille-garde basé sur la diabolisation du mâle et engendré par ses ressentiments toujours enfouis a enduit les fondations de titane. Pour nous, garçons, elle laissait pourtant plus de mou question sexualité, elle ne m'a jamais interdit quoi que ce soit. Mais on en parlait pas, à part : « C'est pas bien d'embêter les filles », ça c'est sûr je ne les ai pas fait chier, certaines regrettent.
Je n'en parlais jamais à personne, un igloo autour d'une carapace renforcée d'une cuirasse immunisée. Encore maintenant, il faut vraiment que je sois en confiance et dans un état second pour parler de mes sentiments amoureux. Entre amis. C'est pas souvent.
L'amour, tiens, je me suis souvent demandé si j'en éprouvais, si mon coeur n'avait pas sécher. Je ressens de l'attirance, de la tendresse, de la compassion, de la complicité, de la joie partagée. L'amour, c'est tout ça à la fois ? Nan, l'amour, c'est quand je n'arrive pas à me laisser draguer par quelqu'un que j'aime vraiment. Et ça devient parfois des amies.

franchle 28 avril 2020 à 15:38  •   40476

@Daria
Un feuilleton est une histoire à suivre, Dallas ou True detective. Une série, une histoire à chaque épisode avec le (les) même(s) héros ou sur un thème, Starsky et Hutch, Mr Beans, Au delà du réel ou Black mirror.

Juliette...le 28 avril 2020 à 16:17  •   40477

Alors là, @Franch, je signe! Il est vraiment bon ce passage!

franchle 29 avril 2020 à 07:18  •   40499

Ah vous en voulez encore, ça tombe bien, je ne m'arrête plus.




L'ÉLAN RENNAIS.
Les amis versus la vie active.

Je ne me suis pas fait d'amis, ces deux premières années rennaises. Je veux dire, de ceux que l'on compte sur les doigts. De ceux que je peux, encore maintenant, déranger à trois heures du mat, des années sans donner de nouvelles et qui, soit m'indiquent le canapé, soit sortent la bouteille de rouge. J'en ai quelques uns.

Ma bande de Rennes, comme je la surnomme encore, vient de l'époque où je me suis retrouvé en BEP sanitaire et sociale après une deuxième 3° ratée de justesse. Adieu lycée, au diable bac ! Moi, j'aurais bien fait menuiserie mais la conseillère d'orientation bla bla bla. J'ai appris plein de truc quand même, entre autres que c'est de moins en moins facile de nouer des amitiés au fur et à mesure que l'on grandit. Quand j' vous dis qu' c'est nul de grandir.
Quatre mille élèves à Bréquigny, une poignée de potes des deux sexes, il faut dire que l'on était cinq gars pour vingt-cinq filles dans notre classe. Un fameux râteau aussi. Enfin, c'est moi qui ai planté un râteau dans le coeur de Sandrine. Et dans le mien au passage mais je commençais à me dire qu'il fallait que je m'habitue. Pas d'amis, en tout cas. Des partenaires de baby-foot, oui, et je suis devenu super bon. J'ai passé le BAFA spécialité canoë-kayak et le brevet de secourisme. Je me mis à la basse.

La troisième année, Yann me présente David et Rafa, chez eux, les frangins Calafuri, nos âges respectifs. Je veux dire chez leurs parents-intellos-de-gauches aperçus plus haut. Ça accroche de suite, ça cause musique, politique, ça rigole sincèrement. Petit à petit, j'ai rencontré la bande qui tournait autour de « J'accuse », fanzine politique au lycée Zola.
Je m'incruste sur quelques éditos, m'initie à l'art photocopiesque, ponds des articles de fond, sexisme, vivisection, anarcho-punk, avec Rafa. Un grand Duduch en plus souriant et besogneux, cheveux blonds bouclés en bataille, pull troué, badge de Crass, jeans usé, baskets végans. Comme beaucoup d'enfants de communistes révolutionnaires, David et Rafa sont devenus libertaires, l'un plutôt situationniste, l'autre plutôt punk.
Johann, tata Yo-Yo, fils de prolos, dessinait super bien, je veux dire maîtrisait, bien mieux que dans Charlie Hebdo. « Moi, je suis anti-raciste », dit un gentil militant, « moi, je suis en t-shirt », dit un skinhead musclé, « et moi je suis antillais », dit le martiniquais souriant au soleil. Look punk-rock de base, tee-shirt de Killing Joke, pantalon à fermeture éclair dans tous les sens. Ah, il la bichonnait sa crêcrête, je l'appelais chochotte quand il s'évertuait à raser son crâne alentour et à la dresser impeccab'. Des heures.

Les autres participent de loin au journal. Ou pas.
O.T., moitié cambodgien, moitié gallo, cheveux noirs, yeux légèrement bridés, gilet en laine dégoulinant, velours à grosse côte ou salopette et, si vous aviez de la chance, les sabots ; Le petit frère de Johann, Rudolph, l'Autrichien, gothic-indus, du maintien, sapé propre, noir ou kaki, sans fioriture ; O.G., habillé comme un citoyen à cause de ces parents bourgeois, mais avec une sacrée coupe afro pour un blanc ; Karine, P'tite Nat, André, Briac, Corinne. Sébor... l'artiste fils de notable, l'homme aux clous. Il pouvait planter jusqu'à mille semences de tapissier dans une chaise classique, mosaïque de métal. Il fit plus tard des meubles étranges si gros qu'il refusa de les exposer, il faut descendre les cinq étages. Ces oeuvres d'art n'ont sûrement plus bouger.

Ils avaient un jour formé le C.A.C.A, le Club des Amis du Cubi Apprécié. Une branche dure se forma, le G.E.F., le Groupe d'Extermination du Foie. Certains ont atteint leur but depuis. Ça fumait aussi, le bang à partir d'un moment. Refaire le monde, on a fait ; la poésie, on la vivait ; les fous rires, on s'est donné à fonds. David et moi voulions monter un courant philosophique appelé le paradoxalisme. Mais vu que la conclusion était que toute philosophie amène à un paradoxe, autant vivre, mettre en pratique et voir.
Moi, mon truc, c'était le café, je-fume-pas-je-bois-pas-mais-j'-cause. Quand je suis parti à Paris après le brevet que j'ai eu, yesss, mais qui ne m'a servi à rien, oooh, je revenais les week-ends. Le café-nuit-blanche devint ma drogue. Une nuit blanche, c'est planant ; deux nuits, c'est euphorisant ; trois, j'ai fait une fois, c'est perturbant, la mémoire est indomptable. Me revenaient par choeur les paroles et la mélodie de chansons aux oubliettes depuis la petite enfance. C'était des trucs simples, j'avais enfin les idées simples et drôles, c'était reposant. Et puis tu dors vingt-quatre heures d'affilé.

Je suis parti à Paris apprendre le côté technique du théâtre. L'animation des gosses ne me passionnait pas et laver le cul des vieux, je le referais si besoin est mais toute ma vie, merci. Et j'ai fait pas mal de baby-sitting pour l'argent de poche, stop.
Jacques Douai, chansonnier militant, tenait le théâtre du Jardin au Jardin d'Acclimatation, sa femme, Éthérie Pagava, ancienne danseuse étoile chez Bégeart, avait son ballet de vingt jeunes danseuses répétant la semaine et donnant des représentations pour les écoles le vendredi. Tariel, le régisseur, a bien tenté de m'aider à vaincre ma timidité, je baissais les yeux, il n'insistait pas.

Le théâtre avait besoin d'un T.u.c, travaux d'utilités collectives, à mi-temps pendant un an. J'appris l'éclairage et un peu le son, le b.a.ba avec des vieilles machines. 120 projecteurs à vérifier et régler. Voire à bouger. Tariel aux machines et moi qui montait et descendait de la haute échelle. Les pendrillons, les guindes, le secrétariat, la maintenance de la machine à café, la peinture. Je logeais chez Ludo, stagiaire gardien de prison, de nuit. On se donnait plus ou moins le tour pour profiter des neuf mètres carré. Je crois que je le faisais un peu chier. Solidarité familiale oblige, Ludo ne sait pas dire non.
Mon autre solution était les foyers de jeunes travailleurs. Je préférais éviter.

Je passais chez Marsu de Bondage Record à Paris pour les nouveautés qu'il me refilait, susceptible de faire jouer un des groupes du label. J'assistais à des concerts. Ludwig von 88, les P.P.I... plein de truc en fait.

La liste des concerts auxquels j'ai assisté entre douze et vingt-deux, serait longue. Citons Font et Val (trois fois), Renaud (trois fois), Thiéphaine (deux fois), Léo Ferré, Michel Petrucciani, Miles Davis, Touré Kunda. Puis les Endimanchés, les Satellites, la Muerté, Laid Thénardiers. Sham 69, GBH, Peter and the test tube babies. Sans compter ceux que nous organisions : Parkaj mental, Verdun, Anti-machisme, Beurks'band, Citizen fish, les Bérus (pas bon souvenir, d'ailleurs).

Je faisais l'allée et retour Rennes/ Paris en train de nuit tous les week-ends. Pour les amis, le fanzine et le groupe de rock alternatif monté avec Lionel, un gars bizarre et accueillant rencontré à la cafèt' du LEP.

Nagasaky by night marchait pas mal à Rennes et autour, il y a eu des changements d'équipe, tata Yo-Yo se mit au chant et Yann était déjà bon à la batterie, toujours avec Bertrand à la guitare, fils de douanier rocker. Avec le groupe et le fanzine, on se fait connaître du milieu. J'écris un article dans Réflexes, revue anti-fasciste parisienne, sur les Transmusicales de Rennes et sa mafia rock. Nous jouons au Lycée Autogéré de Paris. Chez des hollandais, à Dordecht, avec qui nous sérigraphiions le poster du zine et chez qui j'ai vu the Ex pour la première fois. J'ai fait leur première partie vingt-cinq ans plus tard, à Bruxelles, Magasin4. Rencontre avec un certain milieu anar aussi, bigarré, la langue bien pendue, affiches et conférences. On a fait une chanson pour leur pote insoumis en taule. On nous accueille à Liège, à Belfast, avec Rafa et Karine, compagnons de route. Eux c'était le couple, moi j'étais le chauffeur.

On a ouvert un premier squat qui était simplement un bar et une cantine. Kéralio, une belle pièce au bout d'anciennes écuries squattées par les anars. Ça tourne. Je ne parlerais pas des embrouilles entre les militants et les punks squattant la grande maison. Il n'y eut pas mort d'homme mais c'est affligeant.
Le deuxième était plus actif. Rue des Trente. Bar, salle de concert, salle de répèt', bricolage. De jeunes punks sympathiques comme tout, de Morlaix, s'installèrent. Vivant, créatif tout ça. J'ai entendu citer nos noms, Rafa et moi, vingt-cinq ans plus tard dans une émission de radio récapitulant l'histoire des milieux anarcho-punks en Bretagne.

Une putain de balade a été d'aller choper des bouts du mur de Berlin avec Ludo, sa 2CV, André et Rafa. Avec en prime un concert de the Ex (ils restent dans mon top 10). Chumbawamba, groupe activiste, musique accessible et dansante sur des paroles ultra-engagées. Ils reversaient la plupart de leurs gains aux associations de défendre du droit des prisonnières en Irlande, des animaux, ou les amendes pour désobéissance civile. Dirty District, que j'avais interviewé pour J'accuse, rencontré parce que le chanteur avait été gardien du Jardin d'acclimatation.

Une voiture, vite !

Après le théâtre du Jardin, retour aux sources du pêchu de service. Je suis admis à une formation de constructeur-machiniste, la plus diversifiée du théâtre. Menuiserie, soudure, électricité, peinture, moulage, machinerie, dessin industriel, perspective théâtrale, imagination, enfin ! Trois mois à l'école technique et plus d'un an en entreprise. Une grosse boite, Proscenium. Des vieux syndicalistes du spectacle, s'étant battus pour le statut en ...(?), des plus jeunes et plus rock n'roll, et enfin toute la bande de branquignoles, cas sociaux ou amoureux du spectacle que nous étions. Je ne sais plus combien au début mais plus beaucoup à la fin. On a appris avec des vrais pros. Venu de Paris parfois, de l'opérette, étude du pavé majeur italien « Scénographie ». Et des trucs de prolos aussi, peindre une centaine de mètres carré de panneau pour le décor d'Hamlet à la maison de la culture. Démonter, porter, remonter. C'est de loin la machinerie le plus drôle, je m'occupais de l'envol et de la disparition dans le sol du fantôme de Polonius. Je jalousais son envol. Alors que c'est moi qui lui permettait le sien. Affligeante métaphore de la lutte des classes.
Il m'est arrivé de craquer dans ma voiture en allant au boulot, de pleurer en écoutant le Chalet de Patrick Font, chantant son école parallèle en Haute-Savoie.

Par contre pendant ce long stage, j'ai eu l'opportunité de rencontrer Guénaël, échassier, marionnettiste. On a commencé à bosser ensemble la nuit pour le théâtre de l'Arpenteur, Ubu roi dans la rue. Il motivait les branquignoles à monter une troupe d'échasses. Je suis le seul à avoir suivi. On a créé Arpion Céleste, et son spectacle Avarie d'eau. Des marins à un mètre vingt et à un mètre cinquante de hauteur avec gros costumes en mousse. Je jouais le gabier, lui le capitaine. Ça cartonnait en Bretagne, l'été.
Et avec lui et d'autres, le théâtre Sans Raison. Notre apogée, trois scènes des Dialogues d'exilés de Brecht sur la plage en pleine affluence. Les comédiens arrivaient par la mer.
Guénaël tient maintenant un théâtre écologiste qui a l'air de marcher.

J'ai passé le permis vite fait et acheter une LN avec l'assurance-vie de papa.
Une mini Citroën, comme une 104 coupée avec un moteur de 2CV. J'adore conduire, hypnotisant, grisant, voyageant. Raccompagner les amis, les virées à la mer, aux champignons ou à Dordrecht, il me fallait plus.
Un tour d'Irlande avec Rafa et Karine. La montagne, les villages, Dublin, Belfast, où on a été accueilli par le dealer des alternos du coin qui diffusaient notre fanzine dans leur bar végan. J'ai vu Sonic Youth, mhh'ouais. On a fait le tour du nord à l'ouest, le Donegal, le Conemara, la tempête dans le noir et réussir à atteindre le pub tenu par la matrone, le père jouant de l'accordéon et la fille de dix ans du violon. Une Guiness, un whisky, une Guiness, un whisky. Première cuite de ma vie, payée par les piliers bien contents de rincer la jeunesse. Trou noir, réveillé par le soleil allongé sur un banc. Café offert.
On a fini le tour en un mois. Ça commençait à être dur à trois dans une tente. Surtout pour moi.

À vingt ans, première amoureuse, Odile. Elle avait débarqué avec Parkaj Mental parce qu'à Rennes, ça bougeait. On peut dire que ce fut un putain de flash.

Il y a bien eu Nathalie, à seize ans qui nous emmenait chez une autre copine avec Rafa, et qui au bout d'un moment allaient baiser et nous attendaient. On est resté dans la cuisine. Trou noir. Ce n'est qu'après, quand des bribes me revenait que je comprenais ce qu'elles auraient voulu de nous. Et la fois où je les ai croisées en ville, je les invite chez moi, dans ma chambre, elles sont sur le lit, je vais chercher un monopoli. Ricaneries sonores. Arlette : « Mais qu'est-ce qui se passe, ici ?», « C'est rien, on joue ». J'ai pas de trou noir, on a joué au monopoli.
Plus tard, à dix-neuf ans, la collègue de formation que j'imaginais de tout mon coeur et de tout mon vit devenir la femme de ma vie, au moins un petit bout de temps, se pointa chez moi avec les croissants et me servit le p'tit déj' au lit. Je ne connais pas les sous-entendus et autres messages qui l'ont conduite jusque là mais j'aimerais bien comprendre. J'attire sans m'en rendre compte, je drague sans le faire exprès, j'ai juste l'impression d'être cool avec elles. Et quand je fais l'huître au moment de conclure, évidement, il y a un truc qui coince. Éberluée, elle ne pensait pas à m'en vouloir. Trou noir.
J'ai beau cherché, attendre que ça émerge, faire défiler tous les prénoms dans ma tête, j'ai occulté le sien. Sa bouille souriante de rousse aux cheveux courts sur son petit corps musclé, je pourrais la dessiner de la main gauche. Les tâches de rousseur à leurs places.

Odile donc. Sa joie de vivre embaumait l'univers, sa chevelure embrasait mes yeux, ses éclats de rire faisait bondir mon coeur, sa sagacité m'agaçait, prétexte à taquineries mesquines mais si drôles et bien envoyées.
Toujours est-t-il que cette fois-ci, notre soirée chez Pedro, notre Q.G., le bar espagnol, s'est fini dans le même lit. J'avais un plâtre, cheville foulée la semaine précédente en voulant faire mon malin devant elle. Je n'ai jamais rater l'escalade de rocher aussi simple, mon pied a glissé, salopard.
Comment aurai-t-elle pu deviner qu'à vingt ans, dans des milieux où ça baise, je ne savais pas m'y prendre avec les filles ? Comment aurais-je pu lui dire que c'est la première fois ? Elle s'est laissé faire, j'ai pas fait grand-chose, c'est parti et me suis allongé pour faire semblant de dormir. Après la troisième fois en deux semaines, elle a passé la nuit avec un pote et m'a annoncé sa rupture, gentiment, avec un piou et un « bonsoir, vieux loup solitaire ».
La tronche de blasitude pleine et intense qui alterne avec mes grimaces de clown est héritée de ce moment précis, pile à "solitaire". L'expression « C'est la vie » deviendra redondant chez moi. Putain, ça c'est apprendre la philosophie ?! Noms de dieux. En tout cas, j'ai connu un moment où la surprise, le dégoût, la colère, le dépit, le scepticisme, l'incrédulité, la hargne, se concentraient au même point, comme une grosse boule de gruyère mal fondu que tu n'arrives pas à vomir. Et que tu ravales.
Les deux seules autres aventures que j'ai eu avant vingt-trois ans étaient à peine plus pétillante. En repensant à mon refus d'alcool, il est clairement lié à ma peur de l'amour. Je ne buvais toujours pas, des fois je me dis que j'aurais dû, ça m'aurait peut-être décoincé. Paradoxe. L'auto-double contrainte, très fort.
Avec ma façon de camoufler mes déboires sentimentaux et de faire passer ça pour de la pudeur, « c'est ma vie privé » (tiens, j'ai déjà entendu ça quelque part), mes amis s'imaginent encore maintenant que j'ai eu une sexualité débridée. Je n'avais pas le sexe, au moins je n'avais pas la honte.

Même si je lui suis reconnaissant de son aide, l'ingérence de la Reine-mère dépassaient les bornes. J'habitais à cinq minutes de la maison maternelle. Il y a eu une période où je passais regarder la télé avec elle, parfois sa main serrait la mienne. J'ai évité de trop passer.
C'est elle qui m'a introduit auprès de Jacques Douai, qu'elle avait fait chanter pour ses p'tits vieux. Elle qui m'a pistonné chez le directeur de Proscenium. Fait un clin d'oeil à un agent immobilier pour me trouver un appart. Et c'est quand, que je deviens autonome, moi ? Elle se serait encore vanter de son rôle dans ma réussite.
Et les crises de Claire devenaient difficiles, maman faisait n'importe quoi en faisant confiance à la psychiatrie pour lui ramener sa petite fille.
Ajoutez-y une vie affective brisée... Je n'en pouvais plus. Vivre libre ou mourir.

J'ai tout plaqué malgré ma situation professionnel en plein essor, malgré mes amis dans le récréatif causant mais de moins en moins constructif, et j'ai fuit travail, famille et patrie. Je suis parti apprendre à bâtir d'autres mondes, ici et maintenant, je ne crois plus au grand soir. Et j'ai arrêté depuis de participer autant que possible au techno-monde.
Il fallait que je me calme aussi, bordel. Que je me regroupe. Je savais que je débordais d'énergie mais je ne connaissais pas ma limite. J'ai tout donné, je l'ai trouvé. Tournons la page !

Dariale 29 avril 2020 à 13:06  •   40510

Eh ben... toute une époque ! Celle où les punks dressaient encore leur crête et où le Crass paraissait vivre en accord avec ses idéaux...
(En fait, ce qui est drôle (ou flippant, au choix ^^), c'est qu'il n y ait pas davantage de choses qui aient changé depuis.)

En tout cas, tu rends super bien l'atmosphère de ce moment !
On vit l'émulation et l'intensité avec toi.
Merci pour le partage...

Et merci aussi pour la différence entre série et feuilleton : je vivrai moins bête ;)

Canhelele 29 avril 2020 à 23:00  •   40531

Merci @Franch, suis toujours captivée.
Et émue aussi par les ressentis, émotions, trous noirs...

franchle 30 avril 2020 à 02:45  •   40535

@Daria
merci bien, touché.
merci pour les compliments mais je fais ça aussi pour avoir des critiques, trop de confiance en moi vont m'aider à me relâcher.

Sinon, je suis en verve, je vais commenter.

La philosophie du groupe Crass s'est propagée de part le monde. Ils ont vendus des millions de disques à petit prix encore édités quarante ans plus tard.
Un noyau de membres du groupe vit encore dans leur communauté avec ses hauts et ses bas, enrichie d'autres gens.
Si en Angleterre les punks les traitaient de hippies, une grosse frange punk ailleurs se sont inspirés d'eux. Prônant un alternative intelligente et radicale. Cela s'est traduit par le hard-core (noyau dur) aux USA et les pratiques non-commerciales se sont multipliés. J'ai fait joué des groupes du Canada à l'Indonésie en passant par la Pologne, le Portugal et le Mexique. Musicalement extrêmement, incroyablement variés, de la chanteuse à l'accordéon qui raconte sa vie nomade au bruit insupportable en passant par des danses médiévales à la vielle distordue, du kraut-core ou toutes sortes de mélange et d'influence et styles. Certains styles sont récupérés, édulcorés mais la diversité est exponentielle.
Les fonctionnements et les pratiques des lieux où je traîne viennent de là et se sont affinées, diversifiées, multipliées.

Concerts à prix libre (à vot' bon coeur, m'sieurs dame). Je pourrais citer une cinquantaine de lieux de concert qui font ça rien qu'en Bretagne, et des milliers de groupes), réseau par affinité, prise de décision par consentement, accueil et partage, magasins gratuits (tu donnes ce que tu peux, tu prends ce que tu veux, le principe des boites à livres dans certaines communes), refus des propos racistes, sexistes, homophobes, réponse collective aux agressions sous toutes ses formes (du renvoi violent chez les plus trashs, souvent les féministes radicales, au calme et discussion constructive chez les plus patients. Être plein à gueuler sur le mec en avançant vers lui doucement suffit à le faire déguerpir).

Des pratiques isolées et innovantes qui font des vagues. Énormément des débats de société et ses réponses avaient 20 ans d'avance chez nous. Le squat est en ce moment utilisé pour loger les sans-abris pendant le confinement. La réponse la plus simple à la crise du logement et au manque de place poético-politique.

Certes certaines choses n'ont pas changées mais d'autres évoluent. Il y a une sacré différence entre le monde punk machiste et ses pogos violents (je veux dire, c'était vraiment la folie) et l'ouverture et la bienveillance que je peux vivre. Les filles, voire les enfants, peuvent danser devant sans se poser de question.
Les milieux alternos et leurs idées prennent de plus en plus de place, l'anarcho-punk y a contribué. Ce sont des hippies radicalisés finalement et qui ont évolué avec le monde. Le prix libre et gratuit (free shop, free clinic) vient des Diggers de San Fransico, 1968, repris par les blacks panters). Le punk récupéré par le business, le rock, les arts ou la zone à chien ont pris leurs places aussi mais ce sont des modes.

J'espère que quand vous entendrez "punk", vous comprendrez qu'on ne parle pas forcément du punk-rock.
Le morceau caractéristique du punk est le premier morceau du vinyle de la première compilation que Crass faisait en recevant des enregistrements de partout, Bullshit detector, il y en a quatre. Un type tourne à la main un disque sur une platine, c'est de la bossa nova, il slame à propos du DIY, fais-le toi-même. Arrête de parler de changer le monde ou de te morfondre. Arrête de parler de tes envies. Fais-le ! La base. Et tout un monde s'est développé dessus. Fucking do it !


Pour le feuilleton, c'est pas pour faire mon grammarnazi, ça je me suis calmé. Ce qui m'énerve, c'est la perte de vocabulaire. Rassembler plusieurs concepts sous un seul mot réduit les finesses de pensée.
J'insiste parque c'est l'un de mes combats préférés mais j'ai bien peur qu'il faille m'avouer battu pour feuilleton. Comment ça fait bollos !

franchle 30 avril 2020 à 06:25  •   40536

@Juliette... @Daria @Canhele
Je vais faire une petite pause. Pas longue, j'imagine, vu comment ça fait bien.
Les deux derniers m'ont quelque peu épuisé, un vrai marathon, j'ai passé 22 heures à suivre après une nuit blanche en faisant une pause pour manger et une aérobic avec les cinglés du dessus. Deux nuits blanches, y avait longtemps. Sans café. J'ai dormi 14h, ça va mieux mais mon cerveau redescend doucement.
A+

Juliette...le 30 avril 2020 à 07:33  •   40537

Oui Franch, repose-toi, respire, et prends de grandes inspirations 😉

franchle 02 mai 2020 à 11:46  •   40668

Merci bien @Juliette...
Si tu savais comme je soupire, respire, inspire des bouffées grosses comme moi, je double de volume à chaque fois. 😇
Mais je suis lancé et ai du mal à m'arrêter. J'ai cessé pour l'instant de retourner le couteau dans les plaies. Je vais vous parler de la vie publique de ma mère. Autant, je déteste sa rectitude bornée, ses grands principes révolus, son entêtement, son dégoût des hommes, etc. Je la déteste en fait. Autant je reconnais son parcours de femme indépendante et combative. Pour pas grand chose finalement. la mafia politique fut plus forte qu'elle.



La vie affectivo-politique d'Arlette Tardif commença quand elle s'appelait encore Grosse, son père était d'origine alsacienne, enfant naturel. Une légende raconte que le salopiot qui rencontra de près sa mère serait un curé, d'où son anti-cléricalisme primaire.
Après-guerre, la petite Arlette vit et étendit Robert Buron en campagne. Elle tomba sous le charme et trouva sa vocation. Mais quand tu es une fille née dans un village près de Laval en mille-neuf-cent-quarante, on ne t'aide pas vraiment à t'émanciper. Son père lui interdisait de lire des romans, ça donne des idées. Heureusement, son institutrice lui filait des livres qu'elle lisait en cachette la nuit dans la cave à la lumière d'une bougie, elle qui a toujours eu si peur des rats.
 
[ ??? lycée-Laval, fac-Paris ???
Ici se trouve un trou, je me renseignerais. Mais je sais que ce n'est pas à elle qu'il faut demander, c'est trop lié à ses histoires de fesses.]

Sa première grossesse et son mariage à vingt-trois ans sapèrent net son plan d'envol. Papa disparu et ayant retrouvé une situation stable à Vitré, elle s'inscrit au MRG, le Mouvement des Radicaux de Gauche. Les républicains radicaux, les bouffe-curés.
Pendant le Directoire, à l'assemblée, les républicains radicaux se plaçaient à gauche, les républicains modérés au centre et les royalistes à droite, départ du concept. Les socialistes entrent au parlement, hop, à gauche. Les communistes, zou, encore à gauche. Les radicaux se retrouvent au centre, les bourgeois à droite, les descendants des royalistes à l'extrême droite.

Elle se présente sur la liste de Pierre Méhaignerie, fils de paysan-député, petit-fils de paysan-maire. Elle est la seule à gauche sur la liste, tout en bas. Mais comme Méhaignerie est élu à chaque fois depuis des années au premier tour grâce aux paisans (accent gallo), elle entre au conseil municipal.
Elle fait son boulot. Sa connaissance de l'administration, sa capacité d'organisation et son franc-parler sont appréciés. Mais on ne lui laisse pas vraiment de pouvoir.
Pour le jumelage de Vitré avec Helmstedt en Basse-Saxe, une monstrueuse cérémonie se déroule au château devenu mairie. Yann et moi, sept et neuf ans, en blaser avec écusson, déroulons du haut des marches la bannière aux armes des deux villes. J'en retirais une certaine fierté. J' me la pétais, en vrai. En revoyant les photos, je trouve ça bien affligeant.

Nous habitons encore Vitré quand elle se fait élire, avec une fausse adresse, adjointe aux affaires sociales au maire de Rennes. Edmond Hervé, socialiste, celui du sang contaminé, est réélu régulièrement grâce aux voies des cathos de gauche. Il octroyait plus de subventions aux écoles privés que le minimum requis par la loi. Si ça l'énervait, la Arlette !
L'une de ses grandes victoires a été de rendre gratuit le PQ dans les prisons rennaises et d'imposer des seaux différents pour la bouffe et le ménage. Véridique.
Quand elle était de garde la nuit en temps que chef de la police, elle accompagnait les flics pour les cas de violence conjugale et réglait le problème à sa façon. Vite fait. La femme était prise en charge de suite et le bonhomme se retrouvait avec un procès au cul. Les flics en ont pris de la graine, parait-il.

Forte de son ascension, appréciée par les gradés du parti et sollicitée par les franc-macs, elle se présente à la présidence du parti. Elle a toujours su bien écrire. Son discours, basé sur les fondamentaux des républicains laïcs, proche du peuple et démontrant sa connaissance des dossiers et de la situation, est ovationné par une salle bondée.
Son opposant (Baylet, Crépeau ?) prend la parole, les quelques pauvres applaudissements se perçoivent comme de la simple politesse. Le vote se fait à main levée malgré les protestations de quelques uns. Elle se fait balayer.
Le montage du résumé de cette élection au journal télévisé montre le candidat élu parler, suivi de l'ovation faite à ma mère. Comment voulez-vous après ça faire confiance à la politique et aux médias ? J'étais vacciné.

Pour les élections législatives de 86, sa liste dont elle prend la tête est la première en Europe (au monde ?) à comporter autant d'hommes que de femmes. Elle fera moins d'un pour cent.

Les franc-maçons lui font de l'oeil un moment. La loge mixte du Grand Orient de France. Mais comme elle a toujours été hermétique au dogme et se taire pendant trois ans avant de pouvoir l'ouvrir la rendait dingue à l'avance, elle déclina la proposition. Son ascension stagna.
Finalement, sa volonté politique fut freiner violemment par un coup de semonce d'un ministre de Mitterrand, Jean-Michel Baylet si ma mémoire est bonne, un radical en tout cas. « Mais ma pauvre, tu ne seras jamais assez pute pour faire de la politique ».

Maman se battait pour une république au service des gens, pas le contraire. Elle avait mis la barre un bien haut, je vous l'accorde. Et comme elle est restée intègre jusqu'au bout...
Pour les élections cantonales de 2004, elle se place en tête de liste, son nom est respecté. Mais elle laisse la place aux jeunes une fois élue. Elle aurait pu largement arrondir les fins de mois difficiles de sa pauvre retraite et elle aurait fait le boulot pour lequel elle aurait été élue. C'est la seule fois où je l'ai entendu regretter un peu sa droiture.

Un des trucs qui a fait connaître maman, c'est la télé. J'ai retrouvé ceci en fouillant sur le net, dans L'Unité, l'hebdomadaire du parti socialiste du 3-9 février 1978 :

« Star du ronronnant « Aujourd'hui Madame », Mme Tardif devait servir de poisson-pilote en 1973, l'équipe d'« Aujourd'hui Madame », découvrit l'oiseau rare : une Française type. Rondouillette, la trentaine, mariée, mère de quatre enfants, vouée aux tâches ménagères, Mme Arlette Tardif correspondait exactement à l'éternel féminin, tel que le petit écran le conçoit. Elle fut donc régulièrement invitée aux émissions, tantôt pour parler de la violence ou de la drogue, tantôt pour rencontrer des personnalités des arts, des lettres ou du beau monde comme la princesse Grace de Monaco, autre femme modèle mais qui a moins de mérite à l'être. A l'approche des élections législatives, toutes les émissions se politisent, y compris l'innocente « Aujourd'hui Madame ». Les électrices détenant 53 % des suffrages, il convient de les inciter, en douce, à prendre le droit chemin de la majorité giscardienne. Et qui, mieux que Mme Tardif, peut remplir ce rôle de poisson-pilote ? Devenue veuve et forcée de travailler pour élever une famille qui compte à présent six enfants, elle offre une image plus exemplaire encore. En outre, elle possède l'avantage exceptionnel d'avoir été élue conseillère municipale de Vitré, sur la liste patronnée par M. Méhaignerie, notre ministre de l'Agriculture. Ainsi incarne-telle simultanément la sagesse du foyer et le bon choix du président de la République. Or voici que le portrait de cette « reine d'un jour », perd à l'antenne son caractère édifiant. Sous le feu des caméras, le tableau s'écaille, une vérité seconde transperce la première et la contredit. [...] Interrogée sur son enfance, Mme Tardif se referme : « Mon père était maçon. Le dimanche, je recopiais des devis, des factures. C'était l'époque des châtiments corporels. Je préfère ne pas en parler ». La peur voile ses yeux très bleus qui s'emplissent de larmes lorsqu'elle évoque son mari, mort à quarante ans : « La solitude, je ne la supporte pas, je vis avec. Je n'ai pas le choix. Vous me voyez, allant à des réunions où les gens se rendent en couple ? J'aurais l'impression d'être amputée. D'ailleurs, je ne sais pas m'amuser. Je n'ai jamais su. Des amis ? Non, je n'aime pas ce mot. J'ai des relations, je m'organise. Le travail pendant la journée. Les raccommodages le soir. Et pour la nuit, heureusement, il y a la lecture. » Vite, tournons la page, abandonnons ces doléances, avant que les téléspectatrices ne découvrent en Mme Tardif une semblable, une soeur, une victime. Docile, elle entonne un hymne à l'éternel féminin : « Non, je ne me sens pas déchoir quand j'ai la serpillière à la main. Mais, aujourd'hui, les jeunes ont honte d'être enceintes ! Parfois, j'ai peur que mes enfants ne m'échappent. On leur fourre de telles idées en tête ! L'autre jour, ma fille voulait faire du rugby ! Et puis quoi encore ! » Entraînée par son éloquence, elle dérape, sans même s'en apercevoir, et ses propos, ponctués de coups de menton catégoriques, nous livrent son désarroi. Oui, elle s'est fait élire, « pour agir efficacement au lieu de critiquer. Mais, quand on ne possède aucun pouvoir de décision, on demeure une figurante ». Elle ajoute sur sa lancée : « Une femme seule est à la fois une femme et un homme... D'ailleurs, beaucoup d'hommes ne font pas le poids. » Oui, elle affiche le plus grand respect pour la discipline, pour l'ordre établi. Mais l'indignation couve lorsqu'elle décrit le sort des « petites grand-mères à 800 francs par mois » qu'elle va voir, au titre de l'Aide sociale. Peu à peu, la réalité crève le camouflage et, quand Mme Tardif récite sa leçon à l'envers, elle réussit enfin à nous convaincre (A. 2 le 9 février, à 14 heures). »

Maman a écrit à l'émission Aujourd'hui Madame quand celle-ci recherchait une femme du peuple. Elle fut convaincante et fut retenue. Elle rencontra la Princesse de Monaco pour une émission spéciale. Elles se sont bien entendues. Issue d'un milieu modeste, Arlette avait pourtant de l'instruction et de la culture.
Nicole André et Armand Jammot la sollicitèrent pour tourner un reportage sur elle, chez elle. L'article du PS fait référence à ce documentaire. On nous voit gamins, vivre, faire un gâteau, passer l'aspirateur (c'est moi, 9 ans) entre les interviews parfois intime de ma mère, le soir à la lueur de sa liseuse, l'ouvrage de couture sur les genoux.
Et quand la production chercha une assistante sociale pour une rubrique pour les vieux tous les quinze jours, elle demanda naturellement à Mme Tardif, grande spécialiste. Son meilleur souvenir, outre la rencontre avec ses deux maîtres à penser Françoise Giroux et Élisabeth Badinter, fut les grosses rigolades avec Pierre Pierret, ce charmeur.

Il m'arrivait de la voir quand j'étais malade, ça faisait drôle, ma mère elle passe à la télé. Et quand à l'école on apportait les gros ballons Antenne2, ceux de l'École des fans, là, c'était la frime.


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